[Intro]L'éclatement d'une bulle

Ayame hésita un instant, puis laissa son poing frapper contre la porte du bureau de l'administration. Où était passée toute sa belle assurance, toute cette fierté, ce culot dont elle avait autrefois débordé..? Sans doute pas loin, mais ces derniers temps, ils passaient un peu à la trappe. Elle avait d'autres problèmes. En masse. Certains soucis se réglaient quand elle n'en avait plus le besoin urgent, tandis que d'autres se creusaient de plus en plus. Génial. Sa chance était toujours aussi brillante. On se demandait de quoi elle parlait, hm..?

Elle inspira, expira, et ouvrit la porte tandis qu'une voix féminine lui indiquait d'entrer. La silhouette de "Kobayashi-kun" se dessina dans l'entrée. Un peu plus avachie, un peu plus émaciée qu'à l'habitude. Elle avait le teint pâle, voire jaunâtre. Des cernes conséquentes, trahissant les récentes nuits qu'elle avait passé à tenter de regagner la paix. En vain.

A quoi bon avoir retrouvé sa forme féminine, hm..? A quoi bon maintenant? Elle n'avait pas le courage de la "réhabiliter". Elle était censée être en voyage à l'étranger. Pour venir en cours, être "Kenji" était bien plus pratique. Imako se fichait bien de l'apparence qu'elle avait: elle savait CE qu'elle était, ce qui suffisait à rendre leurs rapports difficiles. Angra préférait les hommes, même si elle ne savait pas si elle devait toujours se soucier de lui. Il était parti, peut-être définitivement, et une partie de son affection à son égard était factice... Fabriquée par les bons soins d'un Han-Ryu au meilleur de sa forme.

Puis Kureno. C'était la seule personne pour qui elle aurait pu jubiler de retrouver sa capacité de transformation. Sauf qu'il n'était pas là. Sauf qu'elle n'avait plus personne à combler par ses formes retrouvées. Sauf qu'elle n'en avait plus rien à foutre. Une forme, l'autre, quelle importance? Elle était aussi peu Ayame qu'elle était Samaël... Elle était autant l'un que l'autre. C'était devenu du pareil au même, rien n'aurait servi de le nier plus longtemps. Ça la déprimait. Pendant longtemps, ça avait été son seul but. Tout aurait dû être merveilleux une fois ce but atteint. Et tout était cauchemardesque. Il n'y avait que l'anxiété, la terreur, la solitude. Où Kureno était-il passé...?

Elle savait qu'elle ne le méritait pas, qu'elle ne le méritait plus. Elle n'avait plus le droit d'être avec lui après ce qu'elle avait fait. Elle l'avait trompé - même si rien n'avait été physique - avec un type qui le méprisait, qui voulait sa mort. Et elle aimait encore ce "type" là. Elle voulait encore son retour, partir avec lui, et quitter ce monde à tout jamais. C'était honteux... La pire de tromperies, la pire des trahisons possibles. Pour ça elle s'en voudrait éternellement. Mais elle avait une sale impression, là... Cette disparition n'avait rien de normal. Elle voulait savoir où était Kuro, ce qu'il était allé foutre. Elle craignait qu'il ne soit parti de sa faute... Et si c'était ça, c'était son devoir de tout arranger. Quitte à ce que ça fasse encore plus mal de devoir lui dire en face ce que chacun pensait tout bas: c'était peut-être - sans doute - fini. Peut-être n'y avait-il plus moyen de faire chemin arrière... Elle n'en savait rien. Pour ça, il aurait fallu qu'elle trouve Han et le force à lui retirer ce sortilège de merde: Ça l'aurait vachement arrangée de savoir où elle en était, réellement.

L'air malade, elle avança donc jusqu'au bureau de la secrétaire, qui l'observait d'un air inquiet. C'était une petite asiatique, menue, serrée dans un tailleur qui lui donnait l'air plus guindé que sa bonhommie naturelle le lui aurait permis. Elle devait avoir la cinquantaine. Ses cheveux grisonnaient. Elle avait l'air plutôt gentille... Mais pour le coup, ça n'avait rien de rassurant.

"Bonjour..."

"Bonjour Kobayashi-kun. Tu vas bien..? Ca n'a pas l'air."

"Pas de problème, je manque un peu de sommeil, je devrais écouter ma mère et me coucher plus tôt..."

Elle eut un ricanement acide.. La secrétaire ne sembla se douter de rien, et eut un faible sourire. Comment aurait-elle pu savoir que quelques mois avant ça, la mère de "Kenji" était morte sans préavis? Bref. Ayame cligna des yeux. La petite bonne femme avait l'air étrangement... troublée.

"Quoi..?"

Oups. Mauvaise humeur naturelle, quand tu nous tiens... Ayame s'était soudain renfrognée, sans pouvoir s'en empêcher. Les éclairs noir qui s'échappèrent de ses yeux firent sursauter la secrétaire, laquelle se sentit dans l'obligation de se justifier.

"Mais rien, rien... Juste que... Vos extensions sont extrêmement bien faites, on y verrait que du feu... hm."

Ayame resta perplexe quelques secondes.. Avant de se rendre compte qu'en effet, la récupération de ses ailes avait entraîné chez elle une pousse capillaire pas très très naturelle, alors qu'elle était dans sa bulle rouge, en phase de régénération. Elle avait les cheveux qui lui tombaient au milieu du dos. Elle ne les avait jamais eu aussi longs, même avant qu'elle ne les coupe sur un coup de tête. Et elle n'avait pas eu que ça à penser que de passer chez le coiffeur, cette dernière semaine... Elle ne songea pas à relever l'erreur de la secrétaire, car les humains normaux n'étaient pas censés prendre trente centimètres de cheveux en l'espace de cinq jours.

"Ah... Merci. Peut-on en venir aux faits s'il vous plait?"

La secrétaire se dandina sur sa chaise, gênée. Ayame en profita pour se poser sur le siège disposé à cet effet en face du bureau.

".. Oui bien entendu. Vous vouliez donc des informations, hm..? Je ne suis pas certaine d'avoir le droit de vous les communiquer mais essayez tout de même."

Ayame frotta l'arête de son nez, ferma les yeux... Les rouvrit, exténuée. Ça la blasait déjà. Elle allait peut-être devoir essayer de tirer les vers du nez à cette bonne-femme et elle en avait tout sauf envie. Si c'était pour retrouver Kureno pourtant... Elle puiserait la force nécessaire dans sa loyauté. Oui oui, celle là... Celle dont elle avait oublié l'existence pendant quelques heures où son amour avait été un peu trop aveugle.

"Écoutez. Ça va être très simple. Non, ça ne me concerne pas directement, mais oui je m'inquiète. Personne au sein des étudiants ne sait ce qu'il se passe... Takahashi Kureno. Où est-il passé? Il ne serait jamais parti sans me prévenir."

Un silence de plomb tomba, comme un voile mouillé qui pesait sur leurs épaules. La secrétaire semblait soudain pincée. Dans le genre au bord de la syncope. Encore une hypersensible...

".. C'est que c'est... Un sujet délicat... Hm. Nous avons préféré éviter d'éventer... l'information. De peur que ça ne jase trop. Nous ne cachons rien ceci dit: la preuve je vais vous dire ce que nous savons. Essayez d'être discret s'il vous plait... Nous voulons éviter les vents de panique. Il... il a disparu. Complètement, je veux dire. Ses proches ne savent pas ce qui est advenu de lui. Personne ne le sait en fait..."

Les yeux d'Ayame s'étaient ouverts progressivement... Sa respiration s'était soudain rendue plus aisée, faute à une adrénaline qui pourtant n'était le fruit de rien d'autre que la peur. Une peur qui la tînt au ventre et refusa ensuite de laisser ses entrailles tranquilles. Elle se releva presque dans un bond, et manqua de renverser sa chaise.

"Pardon..?!"

"Euh..."

La petite femme aussi écarquillait les yeux, étonnée de la violence de sa réaction a priori. Ayame aurait dû s'y attendre mais... Elle pensait - elle espérait - qu'il y avait une explication. Une explication que les proches de Kureno auraient pû lui donner. Quelque chose de plus concret qu'un "il a disparu", quoi... Là, ça commençait à la faire flipper sévèrement. Elle commençait à craindre... Pour la vie de Kuro. Gulps. Et si il lui était arrivé malheur?

"Donnez moi les coordonnées de sa famille".

"Pardon?"

"Donnez moi les PUTAIN de coordonnées de sa PUTAIN de famille. Vous êtes bouchée ou bien quoi?"

Ayame tapa du plat de la main sur la table, excédée. L'inquiétude commençait à lui faire péter un ou deux câbles: elle n'aurait plus de patience pour son interlocutrice, aussi affable que cette dernière ait pu être. En tous les cas - pauvre d'elle - elle eut l'air outrée.

"Mais... Mais c'est une agression Kobayashi-san! Veuillez sortir de ce bureau tout de suite! Je ne suis pas autorisée à vous communiquer ce genre d'informations personnelles!"

"J'en ai rien à foutre. Donnez moi l'adresse de ses parents. Je veux les voir."

La secrétaire était effrayée. Ses yeux étaient déformés par la terreur... Mais elle eut la force de prendre le combiné qui lui permettrait de joindre les autres bureaux.

"Kobayashi-san, sortez d'ici tout de suite, ou bien j'appelle les surveillants. Vous avez déjà quelques problèmes avec l'université non? Au prochain rappel à l'ordre, vous serez définitivement expulsé."

... Et Ayame n'avait pas besoin de ça. Elle retira ses mains du bureau... Se redressa, et respira calmement, tentant de refluer l'adrénaline, et de la garder pour plus tard... Mission presque accomplie. Elle réussit à s'exprimer sur un ton calme:

"... ok."

... Ce qui ne l'empêcha pas de sortir en claquant la porte, d'un pas aussi vif que sec. Kureno, disparu? Elle ne le supporterait pas. Elle allait se démerder: Fouiller sa chambre, demander à ses connaissances, aller à la mairie, chercher dans l'annuaire, embaucher un détective... Tout, tout ce qu'il fallait. Mais demain grand maximum, elle irait voir ses parents pour entendre ce qu'ils avaient à dire. Voir leurs réactions. Avec ses yeux, et ses oreilles à elle.